En cet après-midi du 23 février, dans son bureau du ministère des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, les traits tirés et le verbe haut, tente de transformer une déroute en victoire. N'a-t-il pas fait adopter au cours de la nuit dernière au Sénat une loi portant création de l'Institut français, cette grande agence culturelle qui s'inspire du British Council de nos voisins anglais? N'est-ce pas, aux yeux de la classe politique de droite comme de gauche, l'outil indispensable à toute restauration de notre influence culturelle à l'étranger en grave perte de vitesse ? « Tout le monde en parle depuis vingt ans et moi, je l'ai fait », s'enthousiasme le ministre. Certes, mais alors pourquoi le sénateur de la majorité UMP Louis Duvernois se déclare-t-il « déçu », et son collègue le sénateur socialiste Yves Dauge parle-t-il de « coquille vide » ? Pourquoi l'académicien et ambassadeur au Sénégal Jean-Christophe Rufin, l'ami de longue date de Bernard Kouchner, pressenti pour diriger cette agence baptisée Institut français, a-t-il finalement décliné l'offre ? Un « dégonflé », maugrée Kouchner, qui balaie la dérobade d'un revers de main en assurant disposer d'une autre « personnalité charismatique » prête à « relever le défi ». Pour connaître son nom, il faudra attendre la confirmation de cette loi par le vote de l'Assemblée nationale (1). Patience, donc.
Ce qu'oublie de dire Bernard Kouchner, c'est que ses ambitions ont été sérieusement revues à la baisse. Jugez-en. Au départ, l'Institut français devait révolutionner un système archaïque en regroupant sous sa bannière unique une constellation d'initiatives et d'organismes : l'association indépendante du Quai d'Orsay, Culturesfrance, notamment chargée d'exporter la scène artistique hexagonale, mais aussi les cent quarante-quatre centres culturels français (CCF), également appelés instituts, implantés à l'étranger et placés sous l'autorité des ambassadeurs. Chaque diplomate conduit la politique culturelle locale selon son bon vouloir, avec plus ou moins de bonheur et de compétence. Le résultat est une cacophonie sans nom : « Si certains ambassadeurs ont compris les enjeux de la culture contemporaine, d'autres ne s'intéressent qu'à Chopin, quand ce n'est pas leur épouse qui dicte la pensée culturelle », résume Bernard Faivre d'Arcier, l'ancien patron du festival d'Avignon, fin connaisseur de la politique culturelle internationale.
Depuis une décennie, rapports et commissions tombent tous d'accord sur l'urgence de cette réforme. Seulement, cela signifierait en pratique que les ambassadeurs cèdent leur pouvoir culturel local à l'Institut français, cogéré par les représentants de leur ministère et ceux de la culture. Bernard Kouchner a tenté de les convaincre. En vain. L'été dernier, il a cherché à passer son texte en force. Il a dû très vite battre en retraite. En quelques jours à peine, les caciques de son administration ont fait capoter le projet avec l'appui de... l'Elysée. Résultat ? La création de l'Institut français, qui devait rivaliser en efficacité avec le puissant et très centralisé British Council, se réduit à faire passer l'association Culturesfrance sous un statut d'établissement public, plus efficace financièrement et juridiquement. Rien de bien inquiétant pour les ambassadeurs. « Ce lobby diplomatique n'a pas pris conscience des enjeux du XXIe siècle », se désespère le sénateur Louis Duvernois. Car pendant que les Français fomentent des complots dans les couloirs feutrés du Quai d'Orsay, les Anglais, les Allemands, les Espagnols, et depuis peu les Chinois, placent leurs pièces sur l'échiquier mondial avec leurs British Council, Goethe Institut, Instituts Cervantès et Confucius... Les vraies luttes d'influence se jouent désormais pied à pied au niveau local, au plus près des populations et des élites ! Il s'agit de convaincre de sa singularité, de son savoir-faire avec de nouvelles coopérations culturelles. Même la puissance américaine, qui impose pourtant ses valeurs à la planète entière, considère depuis l'élection d'Obama la diplomatie culturelle, également appelée smart power, le « pouvoir de l'intelligence », comme une priorité pour se réconcilier avec ses détracteurs.
Dans ce domaine, la France avait au départ plusieurs longueurs d'avance. C'est elle et son ministère des Affaires étrangères qui ont inventé ce concept avec l'implantation, dès 1909, de légations culturelles à l'étranger. Mais depuis vingt ans, la donne a changé. « On vit encore sur l'idée que notre rayonnement dépend de la présentation de nos artistes dans les centres culturels français, analyse Yves Dauge. Vous croyez qu'on nous attend encore sur ce terrain ? Le temps de la diffusion de la bonne parole est terminé. Il ne faut plus seulement montrer qui nous sommes, mais surtout par-ta-ger en coproduisant les talents locaux, en mettant nos experts, nos metteurs en scène de théâtre, nos musiciens, nos écrivains et nos moyens techniques à leur disposition pour les aider à émerger. » Certains responsables culturels et diplomates français l'ont bien compris : « Si Paris est aujourd'hui la capitale de la world music, expliquait en juillet 2008 à Télérama le chanteur ivoirien Tiken Jah Fakoly, elle le doit en partie à ce réseau culturel qui a découvert et aidé des dizaines d'artistes. »
L'Institut français devait conforter et élargir ces initiatives en réformant de fond en comble le système de recrutement et de formation de nos 6 000 agents dans le monde, bien souvent des professeurs de français assurant l'une des missions essentiels de nos centres culturels. Ceux-ci sont parachutés au petit bonheur la chance dans les 400 villes de 150 pays pour une durée de trois à cinq ans. Ce qui rend difficile sur place l'établissement de liens durables. Leurs successeurs doivent tout reprendre à zéro. Nos concurrents, eux, envoient un personnel pour de longues durées, des experts formés au débat d'idées, au marché de l'art, à la création contemporaine et connaissant la langue du pays.
Hormis tous ces handicaps, notre réseau culturel est asphyxié par les coupes budgétaires. Les sommes en jeu sont-elles énormes ? Même pas. Le coût des 144 CCF (220 millions d'euros selon le ministère, et 80 millions seulement selon Yves Dauge) est ridicule si on le compare aux 170 millions du seul Opéra de Paris ! Et lors des cinq dernières années, les subventions auraient chuté de 30 % ! Impossible d'être plus précis tant le système des comptes est opaque. Entre 1999 et 2007, plus du tiers des CCF en Europe (21 au total) a fermé sans véritable justification. « On casse tout sans aucune vision », déplore Yves Dauge. Gravement affaibli, notre réseau ne peut plus jouer son rôle essentiel de relais, de carnet d'adresses pour les artistes et talents français qui cherchent à nouer des contacts locaux.
« Tout n'est pas perdu », soupire Bernard Kouchner, qui finit par reconnaître la gravité de la situation. Le ministère espère que le rattachement des CCF à l'Institut français se fera dans trois ans, date du rendez-vous fixé pour une nouvelle évaluation après quelques expérimentations locales. Et que d'ici là, les ambassadeurs auront baissé la garde. Mais peut-on vraiment y croire ? « Kouchner est le seul à avoir eu le courage d'empoigner ce problème à bras-le-corps », reconnaît Yves Dauge. Mais quel pouvoir a-t-il pour le résoudre ? « Seul l'Elysée, qui centralise toutes les décisions, pourrait mettre fin à ce blocage, car le risque est grand que notre perte d'influence s'aggrave jusqu'à un point de non-retour », considère Bernard Faivre d'Arcier. Ne reste donc qu'à en convaincre le président de la République...
Commentaires