"En trois ans et demi, je n’ai vu mon fils que cinquante-quatre heures, dont deux heures et cinq minutes en 2009. » Richard Delrieu, 52 ans, est un des cent soixante-six mille parents séparés chaque année de leur enfant au Japon. Son histoire est un cas d’école.
Il se marie en 1995 à Kyoto avec une femme japonaise. De leur union naît un fils. Tous deux sont pianistes et peuvent organiser leur emploi du temps pour élever ensemble leur fils. Puis la machine se grippe : « En mai 2006, nous entamons une démarche de conciliation au tribunal des affaires familiales. Ma mère était malade et je l’ai rejointe en France pour la soigner. C’était en juillet»,raconte le Français.
À son retour au Japon, tout est changé : « Mon épouse était partie sans prévenir vivre chez ses parents avec notre fils. Il avait 7 ans. »
L’accès à l’enfant lui est interdit. Début 2009, un premier jugement lui autorise deux heures de visite par mois, « si l’enfant le veut bien », mais la mère garde la haute main sur ces entrevues. Une seconde décision, en appel, permet au père de voir l’enfant quatre heures par mois avec une amende de cent mille yens (770 €) infligée à la mère à chaque refus de visite.
«J’ai alors senti que l’on me poussait hors du Japon»
« Mon ex-épouse a alors présenté au tribunal une lettre de notre fils. Il y expliquait qu’il ne voulait pas rencontrer son père et qu’il faisait des cauchemars dans lesquels il me voyait l’enlevant à sa mère. C’était le monde à l’envers. Je ne peux pas croire qu’il l’a écrite de son propre fait, et bien des indices le montrent. »
Le tribunal considère ce document comme suffisant, et depuis, c’est la descente aux enfers. Richard Delrieu ne voit son fils que pour se rendre compte de la dégradation de son état de santé ; la mère rejette toute démarche du consulat de France visant à soumettre l’enfant à une consultation médicale et psychologique.
Le divorce est prononcé alors qu’il a perdu son emploi. Il accuse, preuves à l’appui, son ex-épouse d’avoir détourné des millions de yens de leur compte commun : le juge la dispense de présenter l’historique de son compte en banque personnel et condamne le Français à payer des sommes généralement infligées à des hommes gagnant trois fois plus que lui.
« J’ai alors senti que l’on me poussait hors du Japon. Le 27 janvier, la Cour suprême a rejeté mon pourvoi en trois lignes, bottant en touche. Le procès est terminé, je suis ruiné et ne pourrai assumer le paiement des sommes qui me sont imposées. »
«Aucun parent étranger n’a jamais obtenu au Japon la garde d’un enfant»
Richard Delrieu n’est pas le seul père étranger dans cette situation au Japon. Environ deux cents ressortissants des États-Unis, du Royaume-Uni, du Canada et de la France se battent pour voir leur enfant. L’un d’entre eux, Paul Wong, un avocat américain, est révolté : « Aucun parent étranger n’a jamais obtenu d’un tribunal japonais la garde d’un enfant. »
Son histoire est saisissante : «J’habitais à Hong Kong avec mon épouse japonaise. Jeune encore, elle est décédée d’un cancer. Je lui avais promis de m’assurer que ses parents ne manqueraient de rien, et que notre fille alors âgée de 3 ans resterait en contact avec la culture japonaise. Après le décès, mes beaux-parents m’ont proposé de prendre en charge leur petite-fille en attendant que je règle ma situation à Hong Kong et que je les rejoigne au Japon. »
À son arrivée dans l’archipel, Paul Wong se voit interdire de rencontrer sa fille, puis les grands-parents obtiennent l’annulation de ses droits parentaux en l’accusant d’avoir abusé sexuellement de l’enfant, « sans aucune preuve », raconte-t il. « Le premier qui a l’enfant peut raconter n’importe quel mensonge, s’il est japonais, le juge le croira. »
Les tribunaux accordent aux mères le droit de décider de tout
Voir dans ces affaires l’expression d’une xénophobie de la justice japonaise serait conclure hâtivement, c’est du moins ce qu’affirme Mikiko Otani, avocate spécialiste des questions familiales. Elle pointe plutôt du doigt la loi japonaise qui ne distingue pas la garde de la responsabilité légale des deux parents jusqu’à la majorité de leur enfant. Cette responsabilité ne peut être partagée. Et dans la plupart des cas depuis trente à quarante ans, les tribunaux accordent aux mères le droit de décider de tout : éducation, santé, lieu de résidence, influences spirituelles, rencontres avec le père...
« De plus en plus d’hommes japonais contestent cet état de fait et s’intéressent au concept de la responsabilité partagée, observe Mikiko Otani. Ils souhaitent pouvoir rester impliqués dans la vie de leur enfant malgré leur divorce. » Paul Wong juge que le Japon doit adopter d’urgence cette disposition légale. « Le pays pourra ensuite signer la convention de La Haye sur les enlèvements d’enfants que le pouvoir refuse encore de parapher », ajoute-t-il.
L’ambassade de France au Japon et son ambassadeur Philippe Faure ont obtenu, en décembre 2009, la création d’un comité de consultation franco-japonais afin de faciliter les échanges et le partage d’informations avec le ministère des affaires étrangères nippon. « C’est une première au Japon », vante Joëlle Garriaud-Maylam, sénatrice des Français de l’étranger et membre de la commission de défense au Sénat, en mission à Tokyo.
La sénatrice a rencontré en janvier le vice-ministre parlementaire de la justice et son homologue des affaires étrangères. « Je les ai sentis prêts à la discussion, mais rapidement recadrés par les bureaucrates présents dans la salle. Dès qu’un responsable politique français se rend au Japon, il aborde la question au plus haut niveau. Nous espérons que ces actions, combinées au travail quotidien du comité, contribueront à inciter le Japon à signer la convention de la Haye, mais aussi à améliorer le sort des trente-cinq Français privés de leur fils ou de leur fille. »
L’argument culturel ne tient pas
Un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères japonais confie dans l’intimité d’un déjeuner : «Je préférerais travailler sur des questions politiques ou économiques. Ces affaires d’enlèvements d’enfants relèvent avant tout de différences culturelles. » L’argument culturel ne tient pas : les pratiques peuvent changer et les tribunaux ont accompagné les transformations sociétales en accordant la garde à la mère dans la plupart des cas depuis les années 60 et 70. Et si les Japonais privilégient la stabilité par la garde confiée à un seul des deux parents, cela n’empêche pas que la responsabilité de l’enfant puisse être partagée.
Quelques faits divers ont attiré l’attention des médias japonais : en septembre dernier, un père américain a défrayé la chronique en tentant un contre-enlèvement de sa fille dont il avait obtenu la garde aux États-Unis. Les membres d’Oyakonet (Réseau parents-enfants), une des associations de parents japonais, tentent de mobiliser leurs concitoyens. Haruko Ueda, dont le fils est privé de ses enfants, raconte : « Avant chacune de nos réunions de travail sur le sujet, nous descendons dans la rue pour faire signer des pétitions. Nous nous rendons compte à quel point le grand public est ignorant de ce problème. Mais nous nous organisons et espérons réussir à faire bouger les choses», martèle cette grand-mère.
Un message qui devrait de mieux en mieux passer auprès des jeunes Japonais dont l’aspiration à vivre en famille grandit. 70 % des hommes célibataires de moins de 30 ans désirent prendre un congé de paternité le temps venu. Une statistique qui annonce l’évolution des mentalités dans un pays où le mari n’est pas censé s’occuper de l’éducation de ses enfants au quotidien.
Richard Delrieu conclut : « Le combat continue. Takao Tanase, un professeur de droit réputé, a présenté le 27 janvier au Sénat japonais un projet de loi pour le droit de visite et le partage de l’autorité parentale. Le 25 février, le premier ministre Yukio Hatoyama a annoncé son intention d’engager une procédure devant conduire à l’adhésion à la convention. » L’espoir, toujours.
Gilles DE LESDAIN
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